SELECTI

Le journal des grands auteurs

  • Littérature
  • Gastronomie
  • Philosophie
  • Psychologie
  • Histoire
Vous êtes ici : Accueil / Psychologie / L’analyse : nécessité, perceptions et caractéristiques

L’analyse : nécessité, perceptions et caractéristiques

PsychologieFrédéric Paulhan (1856-1931)

Nécessité de l’analyse.

L’analyse, spontanée et réfléchie, sous les formes différentes et nombreuses qu’elle revêt, consiste essentiellement dans la décomposition d’un phénomène psychique en éléments, souvent susceptibles d’être décomposés à leur tour. Cette opération est évidemment nécessaire. Les impressions des sens nous arrivent à la suite les unes des autres, ou par masses confuses, sans ordre régulier, sans ordre systématique. Surtout elles ne nous arrivent pas dans un ordre approprié à la satisfaction de nos désirs. Une des fonctions de l’esprit est de briser continuellement les associations par contiguïté pour changer l’ordre des éléments agglomérés et les rendre ainsi plus assimilables. Il est extrêmement important pour nous de pouvoir dissocier les impressions qui nous arrivent ensemble. S’il nous fallait les conserver dans la confusion où nos sens nous les présentent, si nous ne savions en analyser les données, nous ne nous dépêtrerions jamais et la vie serait impossible. Les idées qui naissent spontanément dans notre esprit et celles qui nous sont communiquées sont mieux ordonnées, mieux arrangées en système. Mais cet ordre et ce système peuvent ne pas convenir à notre esprit et ne répondent presque jamais à tous nos besoins. Il faut encore pouvoir, à l’occasion, les modifier, puis y revenir. De plus, les phénomènes psychiques ainsi produits sont tous composés d’éléments qui peuvent entrer dans des combinaisons très variées, et dont plusieurs au moins nous seront utiles. Pour toutes ces raisons, il faut que l’esprit opère, dans ce qui lui arrive, des distinctions et des divisions ; il faut qu’il sépare les uns des autres des faits qui lui arrivent plus ou moins agglomérés, qu’il isole leurs éléments et les dégage. Il y parvient par le jeu, spontané ou dirigé par la réflexion, des idées, des tendances déjà organisées, des habitudes prises antérieurement, qui trient et isolent, dans les faits nouveaux qui apparaissent, les éléments qui peuvent s’adapter à elles ou les compléter.

Nous voyons déjà la synthèse accompagner l’analyse. Ces deux opérations, en effet, ne sont point entièrement séparables. Il est impossible qu’une analyse s’effectue sans quelque synthèse, et autrement que par une synthèse. Il est impossible aussi qu’une synthèse ne s’accompagne pas de quelque analyse, mais la proportion d’analyse et de synthèse, et le mode de ces opérations varient beaucoup d’une opération à une autre opération, d’un esprit à un autre esprit, et il est au reste possible de définir la nature spéciale de la synthèse qui accompagne constamment l’analyse la mieux caractérisée.

L’analyse et nos perceptions.

L’analyse intervient partout dans la vie mentale. Et nous commencerons au moins à nous rendre compte de sa nécessité et de ses effets en pensant aux différenciations qu’introduisent l’habitude et l’usage dans nos perceptions mêmes. Regardons du haut d’une montagne une vaste étendue de pays. Si la contrée ne nous est pas familière, nous remarquerons, çà et là, quelque montagne plus haute, quelque pré dont la forme attire nos regards, quelque fleuve dont le ruban brillant force nos yeux à suivre ses détours, puis nous voyons des maisons, des vignes, des prés ou des bois, mais tout cela nous reste à peu près indifférent, nous ne remarquons guère d’une manière appréciable telle maison, tel arbre ou tel champ, si quelque particularité, quelque contraste ne nous pousse à nous y intéresser. Le caractère général du paysage nous frappe plutôt, et c’est une impression d’ensemble que nous éprouvons avec plus ou moins de conscience. L’analyse a commencé à se produire, puisque certains détails nous ont frappés, puisque certains éléments de la sensation ont été isolés par nous, mais elle s’arrête bientôt.

Si nous regardons au contraire un pays connu, déjà parcouru, exploré, habité par nous, l’effet est tout différent. Chaque élévation du sol, chaque dépression, chaque hameau prend une valeur particulière, et s’offre à nous en se détachant de ce qui l’environne. Nous reconnaissons des maisons isolées, un clocher, un arbre. Une fenêtre même évoque des souvenirs et, dans sa maison, nous la considérons à part. Un toit connu, la couleur rougeâtre d’un champ fraîchement remué se séparent de l’ensemble, acquièrent une valeur propre et comme une existence individuelle. Nos habitudes, nos sentiments, nos souvenirs trient, attirent à eux, et font ressortir chaque détail qu’ils happent au passage et séparent du reste en raccrochant à un système spécial d’idées et d’impressions. Le paysage n’est plus du tout ou n’est plus seulement une unité simple, il est un ensemble de choses très diverses; l’esprit a instinctivement analysé les données de la perception, et, sans les disjoindre absolument, il les a rendues plus indépendantes, et leur a donné une existence plus spéciale. Parfois même, l’impression de l’ensemble s’affaiblit ou disparaît de la conscience. D’un pays longtemps habité, d’une personne depuis longtemps connue, bien des gens ne peuvent donner les grandes caractéristiques, ils ne se rendent plus compte que des détails. Aussi, toute une classe de nos impressions générales ou de nos idées générales même, au lieu de résulter d’une lente élaboration par l’esprit des apports de l’expérience, est produite au contraire par le premier contact des choses et des gens. Et, peu à peu, nos perceptions et nos idées peuvent devenir, par l’analyse, plus concrètes et plus précises. Mais parfois elles éliminent alors, elles tuent, au lieu de les rectifier et de les corriger, les impressions générales qui les avaient précédées. L’impression qui résulte du rapport de l’ensemble nouveau qui se présente à nous avec les autres ensembles de perceptions auxquels nous sommes habitués, et auxquels nous le comparons instinctivement, est remplacée par l’impression et la perception des rapports qu’ont entre eux les éléments de cet ensemble ou par la considération de ces éléments examinés à part les uns des autres. Et le même travail peut, du reste, recommencer d’une manière analogue, sur les éléments de l’ensemble primitif, composés eux- mêmes d’éléments plus simples.

Toute perception nouvelle reste ainsi relativement indifférenciée. En bien des cas, l’individu n’aperçoit pas ce qui n’a pas de signification pour lui. Une grande part de nos perceptions reste inconnue de nous, confondue dans la masse qui l’entoure. Et cette inconscience est bien différente de celle que produit l’habitude et qui n’empêche nullement l’analyse instinctive et complète des données de la perception, comme l’impression générale primitive diffère à certains égards de l’impression générale produite par la synthèse d’expériences successives nombreuses. Dans le premier cas, l’analyse existe en germe, puisque, si la différenciation n’existe pas pour l’esprit, elle existe au moins, sans être remarquée, dans la sensation. Elle est trop rudimentaire encore pour être perçue. Dans le second cas, au contraire, elle n’est pas remarquée parce qu’elle s’opère trop vite, trop instinctivement et trop complètement, et aussi parce que les synthèses habituelles ne laissent pas aux éléments psychiques le temps d’exister d’une vie séparée et s’en emparent tout de suite. Ni l’homme qui ne sait pas lire la musique, ni le pianiste exercé ne distinguent consciemment chaque note, le premier parce qu’il n’est pas habitué à reconnaître une note comme différente d’une autre, parce que les dissemblances qu’il sent confusément entre elles ne représentent rien à ses yeux et qu’il ne peut les apprécier très vite, le second, au contraire, parce qu’il les apprécie trop vite pour les remarquer et que les notes, dès qu’elles sont perçues par lui, sont englobées dans des systèmes de représentations et de mouvements très bien coordonnés déjà. Mais l’analyse jadis opérée par lui rend beaucoup plus aisé le retour de la distinction volontaire et de l’analyse consciente. Les systèmes psychiques ne sont pas encore assez étroitement serrés pour qu’il ne soit assez facile à l’esprit, s’il le désire, d’en isoler les éléments.

La cécité psychique et la cécité verbale sont encore de bonnes occasions de comprendre comment s’est faite l’analyse de la perception en montrant comment elle ne se fait plus. Dans la cécité psychique, le malade a perdu le sens des objets qu’il perçoit, il ne les reconnaît plus, il n’en sait plus l’usage. La perception où l’analyse est impossible devient analogue, à certains égards, à celle de l’individu qui n’avait vu ni connu déjà ce qu’il a sous les yeux. Dans la cécité verbale, le malade voit bien les lettres, mais il ne les reconnaît pas.

Il ignore quels sons et quels sens s’y rattachent. Sa perception se rapproche de celle de l’illettré. Il ne peut l’analyser instinctivement et rapidement. Il lui faudrait, pour y parvenir, un long travail. Il peut, par exemple, recopier des lettres, comme le ferait quelqu’un qui ne saurait pas lire, comme il copierait lui-même un dessin quelconque. C’est du moins ainsi qu’on peut interpréter certains cas, car dans plusieurs observations on relèverait au contraire une incapacité de synthèse; le malade, par exemple, reconnaît les lettres séparées et ne sait pas former les mots. Ceci, du reste, ne doit pas nous surprendre, et il n’y a pas entre ces divers cas l’opposition qu’on pourrait croire. Si l’on y regarde de près, on s’aperçoit bien que, dans les premiers, ce qui rend l’analyse impossible ou ce qui manifeste cette impossibilité, c’est encore l’impossibilité d’une synthèse, la synthèse qui unit la perception des lettres à des images de sons ou aux idées qui constituent un sens, car, la synthèse est indispensable à l’analyse.

De même, regardons un livre imprimé en sanscrit. Si nous ignorons cette langue, nous aurons une vague perception de jolies arabesques développées sous des barres horizontales, mais nous distinguerons mal ces arabesques les unes des autres. Si nous entendons parler une langue inconnue, nous ne pouvons presque pas en analyser les sons et notre perception reste confuse, indistincte, nous n’en gardons qu’un vague souvenir, nous ne pourrions la reproduire. L’individu sans culture musicale qui écoute un orchestre ne peut, non plus, analyser les différentes notes des accords, ni les timbres des différents instruments. Beaucoup de gens pensent, dit-on, que les instruments jouent tous à l’unisson, tout au moins ne se doutent-ils pas, ce qui n’est pas tout à fait la même chose, qu’ils font entendre des notes différentes et ne perçoivent-ils pas distinctement ces notes. Et sans doute s’ils ne voyaient pas la forme des différents instruments, s’ils n’avaient pas l’orchestre sous les yeux, ils n’auraient pas l’idée non plus de la variété des appareils producteurs du son et attribueraient confusément celui-ci à une cause unique. Au reste, on sait qu’il n’est pas facile de distinguer les sons harmoniques, et qu’il a fallu un temps bien long pour analyser le timbre des sons et en reconnaître la vraie nature. Un apprentissage prolongé nous permet seul de décomposer nos perceptions, ou bien une organisation innée très spéciale. Les impressions des aveugles nés lorsqu’ils commencent à voir, leurs tâtonnements pour distinguer les objets et les situer à des places différentes, avec exactitude, peuvent nous donner encore des exemples de l’analyse progressive des données de la perception.

Les caractères principaux de l’analyse.

Il nous faut remarquer ici déjà deux caractères principaux de l’analyse. Nous les retrouverons toujours et partout.

D’abord, l’analyse consiste à donner une existence propre à des éléments qui se confondaient, auparavant, dans un ensemble plus ou moins bien ordonné. Analyser une perception, c’est considérer à part les éléments qui la composent, soit qu’on sépare les uns des autres des éléments concrets, comme cela arrive lorsque, par exemple, on remarque, les unes après les autres, les diverses parties d’un paysage, soit que l’on sépare, au contraire, des caractères qui ne peuvent exister naturellement qu’unis l’un à l’autre dans la perception, et que l’on considère, par exemple, à part l’une de l’autre la couleur et la forme. C’est ce genre d’analyse qui s’appelle plus spécialement l’abstraction. L’analyse concrète et l’analyse abstraite peuvent prendre des formes très variées; de la distinction et de la reconnaissance de deux villages voisins à l’analyse du timbre d’un violon, ou à la formation de l’idée abstraite de couleur rouge ou de forme elliptique, il y a certainement très loin. Mais je ne puis m’attarder ici à classer les principales formes de l’analyse, ni à montrer comment l’analyse même les rattache toutes à une forme générale unique.

Le second caractère sur lequel je dois insister, c’est que l’analyse est forcément suivie d’une synthèse, ou, pour parler plus exactement, qu’elle ne peut être opérée que par une synthèse. Si un élément d’une sensation est extrait de cette sensation, ce n’est que par son entrée dans un système d’idées, d’images et d’impressions qui se l’assimile. Décomposer un mot en lettres, décomposer la perception d’une vaste étendue de terrain en ses diverses parties, c’est rattacher chacun des éléments ainsi isolés à un système d’idées, d’images, de sentiments; c’est nommer les lettres, les reconnaître, c’est-à-dire les associer à des vieilles images, à des habitudes mentales acquises déjà ; c’est aussi nommer un village, une rivière, un coteau; c’est évoquer des promenades, des souvenirs divers, des impressions de lassitude ou de brise rafraîchissante. Les éléments déliés ne restent pas isolés. Comment le pourraient-ils? Ils s’associent à d’autres, et c’est même parce qu’ils s’unissent à d’autres, qu’ils se séparent dans une certaine mesure de ceux qui les accompagnaient. Nous retrouverons un peu plus loin l’occasion de parler de cette loi, mais il faut remarquer déjà que, au point de vue de la psychologie générale, l’analyse consciente est un passage entre la perception brute dans laquelle les éléments passent inaperçus et diverses synthèses systématiques où les éléments dégagés s’enchaînent de nouveau et finissent par perdre encore leur existence propre.

 

Source : Analystes et esprits synthétiques, 1903, chap. I.

Laisser un commentaire Annuler la réponse.

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Recherche

Social

  • Facebook
  • Google
  • Instagram
  • Linkedin

NewsLetter

Inscrivez-vous à notre Newsletter et recevez nos actualités!

© Copyright 2017 Selecti · Tout droit réservé